Le malentendu laïc
La laïcité est une vache sacrée de la République, elle fait partie des symboles qu’il ne viendrait à l’idée de personne de remettre en cause… et pourtant c’est le cas de l’essentiel de ceux qui affirment aujourd’hui la défendre. Ce principe est sans cesse mobilisé dans les affaires les plus diverses, qu’il s’agisse des menus dans les cantines scolaires, des soins à l’hôpital, l’enseignement à l’école… En droit, le principe de laïcité se décline essentiellement en deux branches : la plus connue qui est la séparation des Églises et de l’État, qui implique donc la neutralité des pouvoirs publics à l’égard des religions, neutralité qui est étendue aux agents publics et même aux agents d’organismes privés assurant des missions de service public (Cour de cassation, chambre sociale, 19 mars 2013, CPAM de la Seine-Saint-Denis) et qui permet l’autonomie des pouvoirs publics vis-à-vis du pouvoir religieux. Il convient de préciser que le subventionnement public d’un organisme de droit privé qui n’est pas chargé d’une mission de service public n’étend pas le principe de neutralité à cette structure mais si l’on devait persister dans cette voie, on devrait donc imposer le principe de laïcité au moindre club de bridge ou de scrabble bénéficiant de subventions communales ! L’autre branche, moins connue celle-ci, mais pourtant tout aussi importante, est l’obligation qui pèse sur la République d’assurer la liberté de conscience et de garantir la liberté de culte.
On peut constater qu’il n’existe aucune disposition générale boutant l’expression d’une appartenance religieuse des citoyens - ni même des usagers des services publics - hors de l’espace public. Pourtant, à lire certains défenseurs de laïcité aujourd’hui, on pourrait en douter. La réalité est simple : la République, et donc son « bras armé » collectif, à savoir l’État, ne dispose d’aucune arme en droit pour combattre le fait religieux dans la société, comme le rappellent Vincent Valentin et Stéphanie Hennette-Vauchez dans « L’affaire Baby Loup ou la Nouvelle Laïcité » (LGDJ, 2014). Ceux qui prétendent que la laïcité implique l’absence - dans une vision maximaliste - ou tout du moins la discrétion de l’expression religieuse dans l’espace public commettent un contresens majeur, il est vrai alimenté par l’imaginaire, surtout à gauche, d’une République devant émanciper de manière coercitive les citoyens de leurs croyances archaïques. Mais comment cela pourrait-il être conciliable avec l’obligation pesant sur elle d’assurer la liberté de conscience et de garantir la liberté de culte comme affirmé à l’article 1er de la loi de 1905 ? La seule limitation de la liberté religieuse admise par nos textes est celle de la traditionnelle préservation de l’ordre public. Encore faut-il que le juge ne soit pas amené à étendre cette notion de manière arbitraire comme il a pu le faire dans des affaires ne concernant pas la laïcité (voir notamment l’affaire dite du « lancer de nain » en 1995, ou plus récemment l’affaire Dieudonné en 2014).
Si après ce rappel des principales dispositions de la loi de 1905, il reste encore des sceptiques, il est également possible de se placer sur le terrain historique et de l’observation, ce qui permettra de balayer certains arguments des tenants d’une laïcité « prohibitive ». On peut le constater au quotidien, pour peu qu’on fasse l’effort de le voir ou de l’entendre, la religion reste encore très présente dans l’espace public (sans même évoquer le régime dérogatoire qui persiste en Alsace-Moselle ou dans certains territoires d
Outre-Mer). On citera notamment le son des cloches des églises dans nos communes mais également les manifestations religieuses sur la voie publique à l’occasion de certaines fêtes. On n’oubliera pas non plus de rappeler que des religieux, au nombre desquels abbé Pierre1, ont siégé sur les bancs du Parlement après l’entrée en vigueur de la loi de 1905, le chanoine Kir présida même la séance inaugurale de l’Assemblée nationale en 1958 en soutane !2 On peut aussi rappeler que la République a su être conciliante avec les cultes chrétiens puisque, aujourd’hui encore, l’essentiel de nos jours fériés est d’origine religieuse et que, lorsque l’enseignement a été rendu laïc par Jules Ferry, un jour a été laissé à disposition des familles pour que les enfants puissent suivre le catéchisme en dehors du cadre scolaire3. Ne peut-on pas parler d’accommodements raisonnables avant l’heure ? Il est vrai toutefois que la situation concernait la majorité de la population alors qu’aujourd’hui il est plutôt question de minorités mais la loi du nombre est-elle opposable dans la logique des droits fondamentaux ? Il est aussi vrai que l’argument historique mis en avant par une partie de la droite pose moins de problème dans la mesure où l’égalité n’est pas franchement sa valeur phare et qu’elle peut donc placer, dans une perspective identitaire, les religions chrétiennes - et juive après que l’antijudaïsme n’a plus été une opinion admise au sortir de la seconde guerre mondiale - sur un piédestal au nom d’une France éternelle (ou quasi, pour la raison évoquée précédemment) mais à gauche cela est déjà plus surprenant.Tout cela n’interdit naturellement pas la critique de la religion et affirmer que la laïcité n’est pas punitive ou prohibitive ne signifie pas pour autant défendre les valeurs religieuses. Il s’agit juste de rappeler que ce principe libéral permet à tout le monde d’exprimer sa liberté de croire ou de ne pas croire en public ou en privé - en dehors des cas bien limités – pourvu que cela n’empiète pas sur la liberté des uns et des autres. À cette enseigne, si le port du voile par une femme peut choquer des personnes dans l’espace public, cela n’entraine la violation d’aucune de leurs libertés (étant entendu qu’il n’y a pas de liberté consacrant la neutralité de l’espace public des religions sans que cela ne puisse porter atteinte à la liberté de religion). En revanche, si des personnes affichant ouvertement leurs convictions religieuses, font activement pression pour contraindre les autres, il y a là une atteinte et c’est dans ce cas que la puissance publique doit protéger les personnes agressées. Si certaines manifestations radicales de religiosité peuvent être contraires aux principes qui régissent la vie en société en tant qu’elles sont des agressions concrètes et non uniquement symboliques, l’État est là pour y pourvoir et la protéger. Mais le malentendu se situe précisément ici : car ce n’est pas parce qu’il existe des pressions religieuses et communautaires (ce qui n’a rien de spécifique à la religion musulmane du reste, pour peu qu’on fasse l’effort d’en convenir) qu’on peut en déduire que toutes les femmes musulmanes portant le voile le font sous cette pression. L’idée qu’une femme puisse se voiler volontairement peut sans doute déranger certaines personnes, mais faire comme si cela n’était pas envisageable c’est tout simplement nier le droit de ces femmes à disposer de leur corps et de leur conscience en tant que cela ne cause aucun trouble à l’ordre public.
Dans l’instrumentalisation de la question du droit des femmes, soulevée dans le livre de Vincent Valentin et Stéphanie Hennette-Vauchez, les exemples ne manquent pas pour illustrer les affirmations contestables liant laïcité et droits des femmes. On peut également citer Jean Baubérot4, selon qui le delta entre le vote des hommes acquis au milieu du 19e siècle et le vote des femmes, acquis au milieu du 20e siècle, n’est sans doute pas étranger à une certaine conception selon laquelle les femmes étant soumises aux pressions de l’Église, il ne fallait pas leur permettre de participer aux affaires de la République. Dans une certaine mesure, cet épisode de la femme soumise au pouvoir religieux est remis au goût du jour avec la femme musulmane voilée qui, subissant la pression encore une fois, ne serait pas assez émancipée pour participer à la République. Cela est d’ailleurs manifeste dans le débat public, où les femmes musulmanes affirmant porter le voile par un choix individuel sont quasiment absentes tandis que l’on entend toujours les mêmes acteurs comme Elisabeth Badinter, Caroline Fourest ou alors des femmes musulmanes refusant le voile, présentées comme émancipées donc « républicaines ». En définitive, la laïcité de 1905 - loin de l
a su s’accommoder avec l’inégalité entre les hommes et les femmes jusqu’à très tardivement et il reste encore à faire si on en juge notamment par la différence de salaires qui persiste. Il est sans doute plus facile de s’attaquer à un symbole religieux qu’à une réalité sociologique autrement plus déterminante pour la condition féminine.Venons-en à la vraie question, celle qui n’est pas assumée, la question musulmane. L’islam, en tant que religion présente en France n’a pas moins le droit de cité qu’un autre culte. Le culte juif pour faire une analogie avec une autre situation minoritaire - non par car les juifs auraient davantage de droits selon l’antienne complotiste antijuive traditionnelle mais parce que son communautarisme, qui ne se confond pas - faut-il le rappeler - avec toutes les personnes pouvant se réclamer d’une manière ou d’une autre du judaïsme - est installé de longue date (comment pourrait-on reprocher à des gens qui ont subi le rejet pendant longtemps, de se rassembler sur une caractéristique identitaire ?) et semble ne pas déranger contrairement à la visibilité des musulmans « d’apparence ». Sans doute la question démographique n’est pas étrangère et l’on peut se référer au travail de déconstruction effectué par Raphaël Liogier dans « Le mythe de l’islamisation » (Seuil, 2012) mais il s’agit là d’un terrain rationnel que beaucoup ont hélas quitté pour s’enfermer dans une certaine paranoïa. Pas moins de droit de cité car sa présence sur le territoire est plus récente (et dans cette optique la présence de l’islam en France est même plus ancienne que le recours à une immigration maghrébine dans la seconde partie du 20e siècle). Si cette religion a pendant longtemps été celle de l’étranger, elle est aujourd’hui une religion de nationaux, lesquels nationaux n’ont aucune raison de faire profil bas comme ont pu le faire les premières générations d’immigrés invitées à une certaine discrétion. Aujourd’hui, l’islam est une réalité française qui se distingue des fantasmes et de la complexité qu’on peut observer à l’étranger. Il n’y a pas un bloc musulman qui irait de l’Arabie saoudite en passant par l’Iran et l’État islamique et qui aboutirait dans la Seine-Saint-Denis, et il convient de démonter l’argument selon lequel « chez eux » il n’y aurait pas de liberté religieuse pour les non musulmans (très simpliste au demeurant), ce qui justifierait qu’en retour « chez nous » l’on porte atteinte à la liberté de culte des musulmans car les musulmans sont aussi « chez eux » « chez nous » dans la mesure où « eux » peuvent faire partie de « nous » et le refuser ne peut conduire qu’à des impasses du point de vue des valeurs républicaines : dans le moins pire des cas, un « apartheid soft » pour reprendre un concept à la mode et au pire, à des solutions plus radicales - dont certains rêvent à l’extrême droite - d’une déportation massive des musulmans hors de France, voire d’Europe. Et qui sait, davantage ?
Il ne s’agit pas de jouer les Cassandre mais plutôt d’essayer de concilier la vie en société entre personnes qui ont des références et valeurs différentes (mais pas nécessairement inconciliables) car le multiculturalisme est une réalité qui s’impose à nous. Le temps où tout le monde avait les mêmes références culturelles est révolu (si tant est qu’il ait jamais existé et il y beaucoup à dire sur la propagande du « roman national ») et les principes libéraux de la République permettent d’harmoniser tout cela pour vivre en bonne intelligence. Mais il faut en tout état de cause en finir avec un discours faux d’une République qui serait intrinsèquement antireligieuse : la République est neutre à l’égard du fait religieux et c’est donc sur un autre fondement que les partisans de la laïcité, envisagée d’un point de vue antireligieux (quand il ne s’agit pas tout simplement d’une confusion pure et simple avec l’athéisme) ou identitaire (donc spécifiquement antimusulman), doivent se placer et cela implique une logique de soumission d’une large partie de la population, une logique du « eux » contre « nous » qui ne dépareille pas dans les rangs d’un mouvement d’extrême droite comme Riposte laïque - pourtant fondé par d’anciens militants de la gauche - mais qui pose problème par ailleurs en raison du principe d’égalité.
On peut être d’accord avec lNos mal-aimés » (Grasset, 2013). Pour peu que l’on cesse de monter en épingle des « affaires » où la laïcité est instrumentalisée par un pouvoir politique déconsidéré, trop heureux de trouver là un exutoire bien pratique aux crises traversées par la société.
l’État n’a pas pour but d’exacerber les réflexes communautaires et d’enfermer les gens dans une assignation identitaire de laquelle ils ne pourraient pas s’extraire, la République - dans sa réalité juridique - donnant précisément le choix à l’individu de s’émanciper. Mais elle n’impose certainement pas une façon d’être, une identité officielle et figée qui dépasse les normes objectives qui régissent la vie en société (qui ne se confondent pas avec l avis versatile de ce qui est qualifié d opinion publique). Le paradoxe majeur – qui ne semble pas vraiment transparaitre - serait donc de prétendre défendre l’héritage libéral de la République, dans une optique teintée de conflit des civilisations, avec des armes venant écraser les droits fondamentaux dont la protection est pourtant une mission essentielle de cette République. Et si dans un premier cas, il est question d’une minorité religieuse, il n’est pas exclu que sur ce terrain glissant, on finisse par exiger la neutralité de l’espace public en matière d’opinions philosophiques et politiques. Dans cette situation, gageons que les grandes âmes touchées dans leur conscience, sauront très certainement se mobiliser contre l’autoritarisme de l’État… En d’autres termes, on est potentiellement l’autre de quelqu’un. C’est pourquoi la liberté doit notamment protéger cette altérité car l’égalité du point de vue républicain ne signifie pas l’uniformité ethnique ou culturelle mais l’égalité de jouissance des droits par les citoyens, dans toute leur diversité. Le « vivre ensemble » saura bon an mal s’en accommoder (s’il ne le fait déjà pas, malgré les apparences médiatiques), comme l’affirme Claude Askolovitch dans «Art. 2.- Les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants, l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires.
1. L’abbé Pierre, Assemblée nationale.
2. Journal télévisé de la nuit de la Radio-télévision française du 9 décembre 1958, INA.
3. Article 2 de la loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire, Journal officiel du 29 mars 1882.
4. « Y–a–t il de l’élasticité dans la laïcité ? » dans « Les Matins » du 24 décembre 2012, France Culture.